mardi 20 mars 2018

687 - peut(-)être un journal









Texte de la voix off accompagnant le film du tatouage. Ce petit film constituera la dernière balise du site internet http://balises.net.

Voilà que maintenant se termine une entreprise commencée il y a quatre ans. Écrire ce livre intitulée M.E.R.E n’est pas un travail que je suis à même de clôturer seul. C’est en effet sur ma peau que les dernières lettres de l’ouvrage sont inscrites. Parce que ce livre est un corps et que mon corps tient à ce livre. Parce que mon corps existe depuis ce livre. Parce que ce livre est une origine. 
On a tendance à penser que l’origine est une affaire du passé. Comme si l’origine relevait d’une logique de cause à effet. Mais non, l'origine n'est pas le commencement, elle est un avenir. Elle n'explique pas, elle implique. Et seules nos créations sont pertinentes et efficaces pour en contracter quelques bribes. C’est bien de cela dont il est question : saisir quelques bribes de l’origine à venir. Autrement dit: saisir son destin. 
Oui, ce livre est un fragment de mon origine. Tatouer les dernières lettres du livre sur ma peau, c’est introduire, non pas une fin, mais un passage. Il s’agit d’opérer une transmutation. D’un travail à mener jusqu’à son terme, le livre devient une existence à partager, un élan vers autrui, vers la blessure d’autrui, une ouverture. 
La littérature suscitée par l’expérience des camps de la mort, ces œuvres qui sans doute, un jour, formeront un ensemble canonique au même titre que la Bible, cette littérature m’a appris que si le destin est un donné, cela ne suffit pas pour qu'il soit nôtre ; le destin requiert de nous un consentement dont le processus engage toute notre attention et notre courage. Comme Imre Kertész l'évoque dans son oeuvre, les camps furent cette entreprise visant à détruire dans la personne humaine jusqu'au sentiment d'être soi-même le sujet d'un destin. Cependant, ces conditions déshumanisantes furent le théâtre d'une humanité inouïe dont je crois que nous avons tout intérêt à nous prétendre les héritiers, parce que, à vrai dire, le "savoir incommensurable" issu des camps est peut-être un des rares viatiques substantiels sur lequel les femmes et les hommes d'aujourd'hui peuvent se soutenir  pour prendre place dans la génération qui est la leur.    
Un destin sans doute peut être jugé authentique à la mesure de la tragédie dont il procède, ne serait-ce que parce qu'il nous engage vers la mort des êtres aimés et vers notre propre mort. Il n'y pas de réussite en la matière, il y a seulement la liberté que nous sommes capable de prélever dans l'improbable contingence où le sort nous a jetés.  
Alors, bien sûr, me faire tatouer l’avant-bras est une évocation des sinistres tatouages subis par nombre de déportés durant la destruction des juifs mais aussi des tziganes, des homosexuels, des handicapés et des opposants que l’État nazi a mis en œuvre il y a quelques dizaines d’années en Europe. 
Cependant, il faut comprendre que ce tatouage qui nous occupe aujourd’hui est sous-tendu par une inversion. C’est à un retournement qu’il procède. Parce que le tatouage que mon ami Freddy est en train de réaliser n’atteste pas une entrée dans un territoire de destruction. Il sanctionne une expérience de mort comme un diplôme sanctionne des études. Il instruit une sorte de laisser-passer, comme quoi la frontière entre vivant et mort serait poreuse. Ce tatouage, c’est un papier officiel pour explorer les ares de l’existence, lesquels sont autant, en dernier terme, de la vie que de la mort. Quant au caractère de cette officialité, il est évident qu'elle ne relève que de mon désir propre. 
Quand j’évoque une expérience de mort, je me réfère à ce deuil qui me dévaste, pour le pire parfois, pour le meilleur la plus part du temps. Ce deuil d’une mère, vieux de plus de vingt ans, qui me pétrit encore chaque jour tant il est source d’énergie, matrice de forces auxquelles je dois jusqu’à mon visage, un peu de la même manière, sans doute, que l'Europe est travaillée, encore, par la Shoah.
 *

Je suis dans le train pour Paris. Ce soir, je vais lire un montage de textes issus de M.E.R.E à l'occasion de la soirée des 10 ans de publie.net. J'ai peur. Je suis content. 
Parfois, j'ai le sentiment que mon travail est horriblement kitch, à la façon de La liste de Schindler de Spielberg. J'ai l'impression qu'il relève du plus mauvais goût. Et puis je me dis que ce possible aspect du livre est peut-être la condition nécessaire, oui, mais de quoi? D'une possible mise en forme du cauchemar qui nous meut obscurément? D'un cauchemar à la fois historique et intemporel? D'une fragilité qui nous pousse à hurler, assassiner, détruire, créer, aimer ? 

*

Restent huit jours avant la publication du livre. Je ne suis pas prêt, comme il en va de nous chaque fois que nous nous apprêtons à traverser une expérience qui compte.
J'ai mal au ventre, comme un enfant.
Sentiment d'avoir fait une bêtise: voilà un signe encourageant.
Culpabilité: là aussi, bon signe...

***

1 commentaire:

Dominique Hasselmann a dit…

La mémoire est aussi un tatouage permanent - qui finit par s'effacer un jour.