vendredi 4 juillet 2014

453 - Le chat d'Ambroise Paré pénètre dans la chambre 307.






Le chat d’Ambroise Paré pénètre dans la chambre 307. Les chambres sont toujours ouvertes. Il est chez lui, le chat. Il va et vient, partout, jour et nuit, parfois il disparaît, sans doute pour garder son instinct de prédateur, mais revient toujours. Grassement nourri, il accepte rarement les miettes que font tomber par terre les vieux bébés. Il ne recherche  pas les caresses. Il observe, le chat, il attend.
Parfois il va se lover contre un corps tiède, dans un lit, et son ronronnement muet régule le souffle du dormeur. On le laisse faire. Il a le droit. Si on le chasse il reviendra. Coûte que coûte. Il sait, il sent.
Le chat d’Ambroise Paré est dans la chambre ouverte. Il grimpe sur le lit. Se couche à coté de Lui. Lui, l’homme, sent la fourrure, pense que c’est un chat, pense qu’Il déteste les chats, qu’Il est allergique. Il râle. 
Peine perdue, le chat ne bronche pas, et se colle un peu plus au corps usé. Sa chaleur Le fait soudain sursauter. Des vannes cèdent, Il se sent aspiré, un tourbillon Le propulse comme par magie sur le palier de son très ancien appartement. Il reconnaît, il n’a pas oublié.

Il ouvre la porte et ses pieds agacés se prennent dans le boudin anti courant d’air du teckel. Ah ce chien exécrable qui prenait sa place dans le lit conjugal et Lui montrait les dents lorsqu’Il voulait se coucher ! Jusqu’au jour où  la mâchoire tenace de l’animal s’était refermée sur son bras. Le bras avait tournoyé dans les airs, la bestiole accrochée à la chair, à l’os. Seule la rencontre brutale avec le mur avait eu raison de cette verrue qui avait explosée. Les hurlements de sa femme en avaient couvert les borborygmes. 

Il constate qu’elle en a gardé le souvenir vivace en le faisant empailler. Peut-être, s’Il était resté, l’aurait-elle soumis, Lui,  à pareil traitement, le corps rempli de son pour la souplesse et l’œil en bouton de culotte.
Mais Il s’était sauvé, loin de cet amour dévorant et destructeur. Loin de cette vie qu’elle avait voulue à trois, elle, lui et le chien, enfin le remord du chien. En fait Il ne sait plus trop qui était le destructeur. 
Des années de bataille d’argent et de hargne, de loin, toujours de loin. Jamais il n’était revenu dans l’appartement, ni n’avait revu son épouse, tant il craignait son influence. Il se savait faible. Il avait fui. Il avait toujours fui, surtout ses responsabilités. 

Aujourd’hui elle n’est plus là, plus personne d’ailleurs n’est là. Il ne craint plus rien. Mais Il ressent une urgence à se retourner. Il pèlerine. Il s’emplit les yeux, la tête, la bouche de toutes ces petites choses d’avant qui viennent s’entrechoquer. 
Il redécouvre l’émail éclaté du lavabo à gauche, près du savon, le parquet dont les lattes disjointes craquent  sous la fenêtre du salon, la prise électrique branleuse qui n’a pas été refixée depuis son départ. Servait-Il donc à autre chose qu’à dire des vers ?

Les murs lépreux suintent encore ses répliques théâtrales, malgré l’absence des affiches qu’elle a lacérées en même temps que son cœur. 
Les accents cornéliens jaillissent des placards de la cuisine, Les coups d’archet frappent encore l’âme d’une respiration, l’a-do-ré.
Se souvient-Il qu’assise sur le bas coté de la scène du Français  sa jeune femme pleurait d’émotion et de fierté lorsqu’Il déclamait ses tirades du répertoire classique? 
Elle était si passionnée. Il était si jeune premier.  Elle devenait tigresse quand ses regards trop appuyés caressaient ses admiratrices. Il aimait tellement les femmes dont Il cueillait bien souvent le bouquet. Oui, Il a été adoré, adulé, par elle et par tant d’autres. 
Mais aujourd’hui plus personne n’est là, à ses cotés. 

Du grand sac poubelle où gisait en vrac son passé il sort un écho ébréché, une douceur de peau humide, son vague à l’âme qu’elle couchait sur la grève papier, et leurs mains nouées dans la guerre, et leurs poings comprimés comme des armes,  les tournées famine qu’ils nourrissaient de rutabagas conservés dans une gamelle en fer-blanc, pas encore remplacée par le plastique du  tupperware des américains débarqués avec leur chewing-gum.
Il saisit à brassées les draps abandonnés, y enfouit son nez, croit humer la cyprine de celle qui fut sa première, sa dulcinée romantique, son premier hyménée, sa moitié de parcours. Un sourire béat fait saillir ses dents, ce qui reste de son sourire. A l’évidence de son érection, Il a certitude d’être encore un homme, un mâle. Il redevient droit, beau, grand, sollicité.

Bienheureux, Il quitte l’appartement, descend lentement l’escalier de ses pensées, chaque marche soupire, les dernières sont mouvantes sous ses pas de coton. Il agrippe la rampe sourde, lâche prise. Il n’en finit pas de descendre, à l’infini.
Le rez-de-chaussée L’enserre, le sous-sol L’aspire, Il glisse, s’enfonce, à l’un fini.

Le chat saute au bas du lit, il a joué son rôle.

Gériatrie long séjour, patient 307. Entrée 10 octobre 2013. Décès 4 juillet 2014.


Eve de Laudec

l’emplume et l’écrié   http://evedelaudec.fr/
2012/2013 Recueil poétique « Crilence », Chum Editions - ISBN : 979-10-92613-10-0 
2014 Prochaine sortie recueil poétique « Les petites pièces rapportées »





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Pour ce vase communicant de juillet, j'ai échangé avec Eve de Laudec (@EvedeLaudec). Je vous invite à musarder sur son site l'emplume et l'encrier où vous pourrez découvrir ses poèmes, ses nouvelles, écrilises, apartés, chroniques, aquarelles... Et ma petite contribution de ce mois, ici
Nous nous sommes donnés pour contrainte d'insérer huit mots dans notre proposition, les voici : teckel, tupperware, infini, amour, sac poubelle, bas-côté, escalier, jamais.
Je remercie Eve de m'avoir confié ce texte à ce moment si singulier de son existence.    

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François Bon Tiers Livre et Jérôme Denis Scriptopolis sont à l’initiative d’un projet de vases communicants: Le premier vendredi du mois, chacun écrit sur le blog d’un autre, à charge à chacun de préparer les mariages, les échanges, les invitations. Circulation horizontale pour produire des liens autrement… Ne pas écrire pour, mais écrire chez l’autre.  .

La liste complète des participants aux échanges est établie par Brigitte Célérier
Encore une fois grand merci à elle.






1 commentaire:

Dominique Hasselmann a dit…

Chat hospitalier, caresses fugitives...