lundi 30 juin 2014

452 - le médaillon - 18 - la paume - 5















La paume - 5


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ce-qui-de-ma-part-tient

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Debout dans le frais-public d'un matin d'une rue : j'écris. 
Debout, stoppé dans mon élan par une présence : 

(place des Carmes, Toulouse, un matin, soleil, fraîcheur adéquate, quelques feuilles jaunissantes au sol, si tendres, si abandonnées - je pense aux madrigaux de Monteverdi - je pense à quelque chose d'intense et de vernal - et puis l'eau qui constelle au fur et à mesure des imperceptibles excavations - les variations du sol sont tout un poème - une musique à l'écoute de laquelle nos pas réfléchiraient mieux - et moins - 
je me rendais au travail - quoi -
così sol d'una chiara fonte viva 

move'l dolce e l'amaro ond'io mi pasco;
una man sola mi risana e punge*

une présence elle a pour nom :

ce-qui-de-ma-part-tient 

et ce-qui-de-ma-part-tient m'a tenu au ventre à ce moment-là


C'est pourquoi je me suis arrêté dans mon élan. 
C'est pourquoi j'ai commencé à écrire sur mon petit carnet. 

(Parfois l'écriture me fait. C'est dans le ventre. Comme une falaise amicale, si massive qu'elle constitue une langue, avec des mouvements d'air et des brumes discrètes qui glissent à travers. Des brumes au sourire effacé qui prolifèrent dans le ventre. Une falaise si frontale qu'elle ébranle les alentours.)


Je tiens mon carnet à la main, exactement entre les yeux de Jean Fouquet, d'où je conçois comme une falaise qui m'échange contre une littérature. Et ce que j'écris, c'est ce qui transite depuis ce comptoir entre les yeux de Jean Fouquet: mes organes, c'est cela que j'écris, mes organes, je veux dire entre les yeux du portrait de Jean Fouquet oeuvre comme une falaise, si massive qu'elle constitue une langue, je veux dire, mes organes, mes organes tant aimés, si méconnues, si prodigues. 


Mes organes sont une langue.
C'est cela qui me perce et dénude et fait que j'ensanglante ma voix au lieu de parler. 

Contempler la syntaxe s'élever comme une falaise dans la fantaisie martiale d'un jour pétri de brumes qu'on ne devine que de profil est un spectacle saisissant. Ce n'est pas sans crainte qu'on s'y laisse prendre mais, à se détourner de soi, autant s'y impliquer sans opposer de résistance, car la saveur en retour y est plus intense, d'autant que la langue sait apprécier les étreintes passionnelles, même si maladroites, des amants postés à la bordure. 

Quand je lève la tête, que je délaisse un instant mon carnet de notes, dont le format permet que je le range avec un stylo dans la poche de mon jean, et c'est bien pour cela que je l'ai choisi, pour pouvoir écrire sur le motif, toute affaire cessante, au plus près de l'embuscade des sensations, je mesure combien la ville se penche dans les flaques.


:
Dans les flaques la ville se penche dans la ville qui se rêve. 

Et je me dis que les flaques, ces modèles de résignation, si sereines et pourtant si précaires, sont issues d'une chute au cours de laquelle elles ont perdu un ciel, tout de même, un ciel, mais ce que je me dis surtout, c'est que les flaques sont des îlots d'un plat si admirablement fragile et parfait que rien ne m'émeut autant que l'idée d'écrire à même leur surface, à la manière d'un vent bref et distrait qui les riderait, non pas d'une subite vieillesse, mais plutôt, c'est certain, d'un  rire aussi précieux qu'il est dépensé tout entier dans son éclat, certes renouvelé par la suite, mais ce n'est déjà plus pareil, et je me dis que les enfants savent, eux, rendre grâce aux flaques de ponctuer les aspérités plus ou moins discrètes des revêtements urbains, il n'est qu'à les observer s'éclabousser les uns les autres après l'averse.
  
Au sang des innombrables veines qui me longent, je suppute dés lors que se mêle une eau de larmes inconnues, une eau discontinue, physiologiquement aberrante, une eau éclose depuis des yeux de mémoire, lesquels ponctueraient avec une extrême densité l'épaisseur de nos corps, sans pour autant que nous en soyons tout à fait conscients, puisque seule la poésie nous rend discernable, et encore à travers le prisme translucide d'une fantasque nébulosité, l'action édifiante de ces yeux qui pleurent à travers nos chairs, dans l'écho fluide et mélancolique du silence et du miroir rêveur des flaques. Et cette action, pour moi du moins, j'en saisis des effets quand des sensations de mon corps surgit comme une falaise, cette massive présence, que j'identifie, à défaut de mieux, telle une langue.  

Là, précisément, je sens que je m'effondre, je veux dire qu'il devient très manifeste que lâche le nouage par le truchement duquel je suis relié à ce que je deviens. Là, s'épanouit une imminence passionnante, imprévisible, océanique, qui sans aucun doute se mêle à cette traversée qui m'appartiendrait, si j'en crois ce que j'ai dit jadis sur un divan (un divan pléthorique suis-je enclin à penser, je ne sais pas bien pourquoi). Comme si me défaire consistait à prendre à mon compte la traversée que je suis. 
Vivre, pour ainsi dire. 


rompre le jeûne de vivre : 
prendre la part qui me revient
sachant que la part est le féminin du père
son territoire d'accueil vers où mène ce qu'écrire veut dire
?

Je constate, non sans quelque émotion, que par ailleurs je ne rechignerais pas à admettre auprès de quiconque m'en demanderait compte, que des larmes tremblent derrière mes yeux - ceux de Jean Fouquet à vrai dire - avec les choses de l'esprit qui tremblent aussi. Ce serait complexe et sans doute fastidieux que d'entreprendre une description précise de ce friselis où s'entrelacent des larmes et des choses de l'esprit. Mais ne dit-on pas que la complexité est mère d'un je-ne-sais-quoi dont on ne peut faire l'impasse? Et puis, ne vaut-il pas de se laisser entraîner par un geste à l'aménité souveraine?  

rien ne laisse dépérir quoi que ce soit dans ce-qui-de-ma-part-tient
c'est un énoncé performatif
émanant de ce qui fait autorité ici :

comme une falaise entre les yeux de Jean Fouquet

Venir d'un songe à l'autre, en suivant les amorces des flaques sises place des Carmes à Toulouse : que la ville qui rêve prenne la parole ce matin... et mon corps se souvient déjà, les mystérieuses, les innombrables torsions des mains crispées dans la douleur, et mon corps, niché dans ce qu'on pourrait aborder comme une falaise, mon corps ouvre les yeux de mémoire 

et c'est bien l'humble prière d'une flaque à laquelle aspire Jean Fouquet dans son autoportrait.






rester double, oscillant sur un fond de nuit inquiète


laisser revenir les morts dans la naissance des vivants

(de quel bois nous sommes faits)

"Mais tout de même, dans tous les cas, ce qui nous attire et nous retient, ce qui nous ravit et nous enthousiasme, dans une oeuvre, ce n'est certainement pas qu'elle nous dise ce que nous sommes, et ce qu'il faut en faire. Ce n'est pas, me semble-t-il, qu'elle nous livre à la fuite infinie du sens, ni qu'elle nous installe dans le renvoi indéfini de la signification; ce n'est pas non plus, c'est mon avis, qu'elle nous incite à nous contenter du non-sens et à profiter du hors-sens [...]. C'est qu'elle comporte un sens réel, un sens qui aille vers le réel, ce qui implique une signification nouvelle. C'est même ça qu'il faut chercher dans une oeuvre, c'est ça qui la caractérise. Mais ce n'est pas une leçon, une morale, une sagesse, une connaissance à quoi il ne resterait qu'à adhérer, à se ranger, à s'assujettir. C'est toujours quelque chose qui fait place au sujet, qui l'autorise à faire son trou, voire qui le pousse à prendre position. L'oeuvre, et c'est ce qui fait sa solidité et sa fragilité, sa précarité et sa permanence, ça "cause" tout seul mais ça ne parle pas. ça fait silence, ça laisse seul, et ça reste obscur: tout simplement parce que ça donne carrière à la liberté et à la responsabilité du sujet. Bien sûr, il y a toujours quelque chose dans l'oeuvre qui demeure secret, énigmatique, mystérieux (non pas la partie belle mais une part faite, rationnellement et réellement, à l'irrationnel et à l'irréel). A moins d'être malhonnêtes comme les scientistes (car le scientisme est une malhonnêteté), tout le monde, tout un chacun sait que c'est justement ça qui fait le poids de réel de l'oeuvre, qui est la marque que l'oeuvre nous met en présence du réel. C'est par là qu'elle fait place au sujet dont on peut dire (je plagie ici Marie-Jean Sauret) qu'il a un pied dans le savoir, un pied dans le réel : le sujet c'est ce qui s'affranchit des limites du savoir pour faire un pas dans l'inconnu, vers le réel. Et c'est à ce réel-là, réel du sujet, que l'oeuvre fait signe. C'est ce réel-là qui est le coeur de la psychanalyse, le noyau de l'expérience : "Le réel, c'est le mystère du corps parlant, c'est le mystère de l'inconscient*". 

* Jacques Lacan, Le Séminaire, LIvre XX, Encore, p118

Michel Lapeyre, Psychanalyse et création, La cure et l'oeuvre, Presses Universitaires du Mirail, Collection Psychalyse &., p162



Ainsi, d'une seule source claire et vive,
Jaillissent le doux et l'amer dont je me nourris;
Une même main me guérit et me blesse.







le médaillon - - la paume - 5 - juin 2014

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