jeudi 24 janvier 2013

306 - M.E.R.E - 5







Je louvoie depuis des années avec cette difficulté que ma mémoire concernant la mort de ma mère n'est pas narrative. Me souvenir n'entraîne pas une mise en récit des évènements et des impressions qu'ils m'ont procuré, ce qui reste logique puisque, comme je l'ai précédemment exprimé, ce dont il s'agit de rendre compte n'a pas eu lieu dans mon existence bien qu'il soit un fait objectif de ma vie.
Aussi, par-delà l'acronyme M.E.R.E, dans cet espace si émouvant du souvenir, ce n'est pas à un récit que je m'attelle. Ce territoire est vide; il n'y a rien derrière les quatre majuscules. Ce serait une imposture que de prétendre y trouver les motifs d'une histoire. Ce serait une trahison que de vouloir remplir cette vacance avec l'attirail d'une confession. Et puis, à vrai dire, c'est mon trésor, ce vide, tout ce qu'il me reste, certes pas de ma mère, mais de son départ. Tout ce qui atteste sa mort dans ma subjectivité
Ma mémoire sur ce point donc n'est pas à re-trouver. Elle ne peut pas être une remémoration du passé. Ma mémoire est, il me semble, pour étrange que cela puisse paraître, l'écriture. L'écriture au moment même où la lettre s'inscrit sur la page, au moment, intime et abyssal, où elle vient. Me souvenir, dans le contexte du trauma qui est le mien, n'est pas un exercice de l'esprit, il est un acte moteur, physique, toujours à renouveler, celui de l'incessante inscription de la lettre. Là où je suis construit sur un vide je ne peux que me vouer, indéfiniment, à la manie de l'écriture. C'est pourquoi, si je m'interromps d'écrire, si je cesse de produire cette forme de souvenir, sans objet propre, toujours à venir, si j'arrête de m'y obséder, alors il advient, immanquablement, que je m'effondre, que je renoue avec cet être sans histoire, hôte d'une angoisse viscérale, réduit à son comportement, aux petites tâches qu'il exécute sans passion, cet être qui toujours hante quelque arrière-fond de ma présence. Je le connais bien, il fut ma jeunesse de vieux (elle a toujours été vieille, ma jeunesse, seule la maturité me rajeunit), il n'est pas invivable, peut-être d'ailleurs, ce n'est pas impossible, que bon nombre d'entre nous l'acceptent, trouvent en lui de quoi pratiquer une existence non inhumaine, mais moi, je n'y arrive pas, je veux la vie et le risque de la vie, je veux les deux, un point c'est tout.
Ici, j'en reviens au tatouage du rêve de New-York. Les lettres sur ma peau, détachées les unes des autres, ne forment pas de mots, ne délivrent pas de sens, elles sont trace de cette mémoire venue dans l'encre du stylo, par le truchement de la main du vieux, lequel, sans doute, n'est autre que moi à ma table de travail, devant mon ordinateur, dans l'arrière-boutique de ma vie, dans ce retrait des activités courantes que constitue l'entreprise d'écrire. Et il n'est pas étonnant que j'éprouve à son égard un sentiment que caractérise une gêne nébuleuse, inexprimable, quand ce vieux type ne poursuit qu'un rêve: détruire l'homme pour que règne enfin le silence d'une mémoire toute entière à venir, d'une mémoire sans passé. Je ne me méfierai jamais assez de celui-là qui écrit dans ma personne. 
Si je pousse la logique de ma mémoire jusqu'à son terme, s'il est simplement question de tracer des lettres, il suffirait que je fasse des lignes à la manière d'un écolier studieux. 







C'est drôle. Avant que je ne me concentre sur ces lignes de lettres, je croyais vraiment qu'au travers d'elles se manifesterait le souvenir-toujours-à-venir. Il n'en est rien. Ma naïveté me surprend. Comment ai-je pu croire cela? Recopier des consonnes et des voyelles a provoqué des sensations riches, des sentiments contradictoires - le e m'a contenté, le b ennuyé, le j dérangé par son étrangeté soudaine, le m troublé par son amorce incertaine, le n quant à lui m'a glissé entre les doigts - mais, du point de vue de l'esprit, ce ne fut qu'un sinistre bégaiement. La mémoire n'est pas venue. Je saisis maintenant, à l'instant même où j'écris ces mots, que celle-ci vient avec la lettre par la voix précisément que l'écriture suscite à ma conscience au fur et à mesure de son dépôt. Ce n'est pas une surprise, c'est plutôt évident, que la mémoire vienne par la voix qui m'anime de l'intérieur. Comment pourrait-il en être autrement?
Je crois que cette voix, comme la lettre écrite qui la tient, porte le souvenir-toujours-à-venir dans la matérialité de son apparition. Quant à recenser cette matière, je ne m'y risque pas (bien que je l'imagine légère, corticale, duveteuse, neuronale, délicate, féminine, occipitale, cervicale, rebelle, juvénile, puissante, je la vois comme une aronde secrète, un ru nerveux, un sang libre, un vent domestique, une danse sacrée, un voile ondulant, une nuit parlée). Cette voix du for intérieur serait mémoire en soi, vibration d'un ressouvenir sans sujet au contact de l'écriture. Le souvenir, en l'occurrence, ne serait pas l'occasion d'un épanchement nostalgique, d'un aveu, d'un regret ou d'une satisfaction, mais plutôt l'opportunité d'un éveil, d'un essor, d'une ouverture.
Peu importe à vrai dire. Laissons cela qui reste confus et bien trop ardu au regard des capacités de mon entendement. Retenons que quelque chose de la présence de soi vient dans la voix de l'encre, si vous me pardonnez cette expression sans doute rebattue, pour tout à la fois supporter un vide qui me fonde et contrer son expansion néfaste.
Il y faut donc plus que des lignes de lettres, il y faut des mots, pour que la voix retentisse. Quels mots? Lesquels seront-ils aptes à prétexter le souvenir à venir? Peut-être ceux-là, mêlés, du rêve, des camps et du non-évènement de mon histoire?










M.E.R.E - mercredi 23 janvier 2013 



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